L’avion venait d’atterrir sur le tarmac de l’aéroport Ben Gurion, et lentement les passagers du vol LY325 d’El Al en provenance de Paris se dirigeaient vers les portes de sortie. I

l n’y avait pas d’effervescence ce matin-là, peu de personnes pressées de quitter la carlingue, pas de rires ni d’éclats de voix. Quelques chuchotements, le timbre un peu haut perché d’un enfant ensommeillé… Peut-être l’heure matinale – 3h – et le manque de sommeil y étaient-ils pour quelque chose ? Ou encore la lourde pluie qui tombait sans discontinuer dehors et venait frapper les hublots que contemplait, comme hébété, ce couple d’amoureux.
Peut-être encore était-ce le terrible bilan de l’attentat qui trois jours auparavant avait frappé la ville de Paray-le-Monial, en Bourgogne, et coûté la vie à 273 pèlerins chrétiens venus du monde entier…

La file des passagers s’étirait paresseusement vers la passerelle, et rares étaient ceux qui résistaient à l’envie de dévisager cette femme à la joue appuyée contre le hublot. Elle était parfaitement immobile, respirait à peine, et l’on aurait pu croire qu’elle dormait si elle n’avait les yeux ouverts, fixés sur le tarmac et la nuit qui persistait. Son visage, d’un blanc soutenu, affichait de larges cernes sous les yeux, tandis que des tâches rouges marbraient ses joues. Il était difficile de lui donner un âge, peut-être 30 ans, peut-être plus. Elle semblait avant tout lasse et fatiguée. Elle avait pleuré, et le gros homme qui la regardait ouvertement aurait juré qu’elle pleurait encore, même si les larmes s’étaient taries.

Lorsque tous les passagers furent passés, elle prit une grande respiration, quitta la piste des yeux et rapidement, récupéra son sac à main posé au sol, prit sa veste dans le sas de rangement et se dirigea d’un pas décidé vers la sortie. Elle salua les hôtesses et le steward, donna l’impression d’hésiter un dixième de secondes, leva la tête bien haut et rejoignit les autres en bas de la passerelle, sous une pluie battante.

 

Il y avait encore peu de monde sur l’autoroute en ce mardi matin. Dans deux heures, elle arriverait à sa destination, un petit village près de Banias, sur le plateau du Golan. Rachel, son amie, habitait le nord d’Israël depuis une dizaine d’années. Au lycée, elles avaient été inséparables ; dans leur immeuble de Grigny, en banlieue parisienne, elles ne s’étaient jamais quittées, à tel point qu’on les prenait pour des sœurs. Elles se gardaient bien de nier. Elles avaient ensuite suivi la même prépa, passé les mêmes concours et entré dans la même école d’ingénieurs. Puis, Rachel avait passé un été en Israël, et au grand désespoir de son amie, elle avait rencontré Avner, un ingénieur agronome. Rachel avait rêvé de ce jour où elle quitterait la France pour monter en Israël, découvrir Jérusalem qu’elle priait chaque année… Au grand désespoir de Laure, qui avait tout fait pour la dissuader de partir : suppliques, pleurs, cajoleries, menaces… sans succès. Rachel était amoureuse, la tête pleine de rêves d’Israël, et le soutien de ses parents qui n’avaient jamais osé partir.

Depuis, Avner l’avait quittée pour une autre femme, mais Rachel n’avait jamais voulu revenir en France. Elle avait fui Jérusalem pour ce petit village du Nord où elle supervisait la production agricole d’un kibboutz, elle avait retrouvé un amoureux, fait deux enfants et elle était heureuse. Laure avait rencontré Jean-Luc deux ans plus tard, s’était mariée très vite avec lui et avait donné naissance à ses enfants : Chloé et Pierre, des jumeaux. Jean-Luc était tendre et attentionné, et sans vivre un grand amour torride, Laure avait trouvé son équilibre dans cette vie de famille tranquille.

 

La pluie régulière avait laissé place à un orage, et le jour peinait à se lever. Encore 40 km et elle y serait. Rachel l’attendrait avec des croissants, les vrais, ceux qu’elles aimaient manger le dimanche matin, en travaillant leur prépa. Laure conduisait lentement, gênée par la pluie et les éclairs qui l’éblouissaient. La musique, une chanson israélienne un peu vieille, inondait l’habitacle de la voiture. Elle avait poussé le son à fond, gagnée par le sommeil, luttant contre la fatigue qui alourdissait ses paupières et engourdissait son cerveau. Elle ouvrit la fenêtre pour se réveiller et la pluie la fouetta immédiatement au visage.

Mai 2015. Bientôt un an. Une éternité et quelques jours. Le même orage, la même douceur moite. Le cimetière de Besançon et des amis, la famille, des collègues de travail de Jean-Luc ; des visages hébétés, perclus de douleur, les yeux bouffis et les nez rougis, sa mère qui s’écroule, le souffle coupé, et les autres, tous les autres qui n’osent pas la regarder dans les yeux, de peur qu’elle leur renvoie en écho leur propre terreur, l’angoisse qui habite leurs pires cauchemars, sa vie à elle : la mort dans un accident de voiture de son mari et de ses deux enfants. Une femme ivre, un virage, la nuit et la fin du voyage pour eux. La souffrance pour elle, infinie, lourde comme de la mélasse, toutes ses nuits d’insomnie passées à ressasser l’accident, à l’imaginer, à voir le visage de ses enfants et de son mari à l’instant fatidique. Avaient-ils pensé à elle, l’avaient-ils appelée ? Avaient-ils eu le temps d’avoir peur, de comprendre ? Les gendarmes lui avaient assuré que le choc avait été violent et qu’ils n’avaient pas souffert.

Depuis, elle n’avait pas vraiment refait surface. Depuis huit mois, elle absorbait sans réfléchir des antidépresseurs, seule façon pour elle de survivre. Elle dormait 4 heures par nuit, lorsque les somnifères faisaient effet. Et elle avait voulu mourir. Pour les rejoindre et retrouver la paix, casser cette souffrance indicible qui la taraudait à toute heure du jour et de la nuit.

Comme si elle avait lu dans ses pensées, Rachel l’avait appelée, plusieurs fois par semaine, sans se décourager :

– « Tu n’as plus rien à perdre, Laure. Vends ta maison, prends tous les congés qu’il te reste et viens me voir. Tu resteras chez nous le temps qu’il faudra. Nous te guérirons, tu verras.

– Je ne peux pas. Tes enfants sont à peine plus grands que mes jumeaux. Je ne supporterai pas, ils me rappelleront mes enfants.

– Tu vois des enfants tous les jours, tu ne peux pas continuer à pleurer à chaque fois. Viens. Tu as toujours voulu découvrir Israël. Tu verras, ce pays est magique, il t’apportera la paix. Je prendrai des vacances, je t’emmènerai faire le tour du pays. Yossi s’occupera des enfants et notre kibboutz est très solidaire. Il n’y aura pas de soucis. Viens, je t’en prie, Laure. Il est temps de t’apaiser.

– Je ne le pourrai jamais.

– Laisse-nous essayer… »

 

Laure appréhendait le moment où elle prendrait les enfants de Rachel dans ses bras. Cette odeur encore enfantine qui émanait d’eux malgré l’approche de l’adolescence. Elle craignait ses réactions. Rachel l’avait tranquillisée : ils connaissaient son histoire et seraient compréhensifs.

Alors que la route avait commencé à grimper sur le plateau du Golan, l’orage avait soudainement cessé. La fraîcheur s’engouffrait dans la voiture et Laure se surprit, l’espace d’un court instant, à ne plus penser à ses morts. Devant elle, la lourde masse nuageuse, couleur d’encre, glissait lentement de l’horizon, dévoilant le plus beau des spectacles : entre le Mont Hermon, à l’Est, et le front nuageux, le soleil s’était levé, disque à l’orange intense qui tel un œil entre deux paupières, semblait la fixer.

Laure s’arrêta sur le bas-côté de la route et les mains serrées sur le volant, la gorge nouée d’émotion, regarda le soleil poursuivre son ascension et gagner la lutte sur l’orage. La jeune femme descendit, baignée de la lumière de l’aube, et détournant les yeux du ciel, posa son regard sur le panorama de montagnes qui l’environnait. L’horizon semblait sans limites, ouvert à l’Ouest sur les plaines côtières et au sud, sur les terres fertiles de la Galilée. Le souffle coupé, Laure ressentit fugacement la paix qu’elle espérait retrouver un jour. Elle resta ainsi un long moment, alternant entre la ligne d’horizon au-delà de laquelle l’attendait la promesse de la mer, et le soleil, désormais jaune et brillant. Et chaud. Elle sentait sa caresse sur le visage, et brusquement elle se dit que ses enfants et son mari auraient adoré cet endroit. Laure se raidit, attendit la boule qui tous les jours, se frayait un chemin dans sa poitrine, dévastant tout sur son chemin. Mais la boule grimpa jusqu’à son cou et redescendit assez rapidement. Les larmes vinrent et coulèrent, et s’arrêtèrent. Le téléphone sonna. C’était Rachel.

– Que fais-tu ? Je m’inquiète. »

Laure contempla encore une fois l’horizon lointain, puis s’installa au volant et souriant pour la première fois depuis des mois, répondit à son amie :

– « J’arrive, attends-moi, j’y suis presque. »


 

Isabelle Vulliard

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