En ce moment les israéliens épluchent les listes de noms sépharades pour savoir s’ils font partie de ceux à qui l’Espagne offre un passeport espagnol. Etrange proposition du pays de l’Inquisition… volonté de rachat, de pardon ? Essayons de voir les choses autrement : comment réagirais les juifs ashkénazes si l’Allemagne proposait aujourd’hui aux descendants des familles exterminées pendant la shoah de reprendre la nationalité allemande… ?

Seulement voilà, entre les juifs et l’Espagne, un étrange lien d’amour/haine, attirance/répulsion, nostalgie de l’âge d’or, mélodies andalouses, s’est tissé. L’Espagne est imprégnée de culture juive et les sépharadim imprégnés d’Espagne, même si le ladino tend à s’évaporer… ma grand-mère chante encore « el cabretico » à pessah et « avraham, padre querido, luz de israel » le chabat… qu’à ne cela tienne, pour nos israéliens l’aubaine est ce passeport européen tant convoité qui leur ouvrira les portes des études aux frais de la princesse, des avantages sociaux et des frontières tapis rouge. Tout cela me donne envie de vous raconter une histoire. L’histoire d’une femme exceptionnelle et pourtant, combien encore méconnue. Celle qu’on surnommait l’Ange, la Senora, le Cœur de son peuple, la toute première sioniste plusieurs centaines d’années avant Herztl, la femme qui, seule, a tenu tête au terrible Pape Caracas… j’ai nommé Dona Gracia !

 

Dona Gracia est issue d’une grande famille de marranes du Portugal, venus d’Espagne, les Nassi. Les juifs marranes (ce qui signifie cochons) ou conversos, sont ces juifs qui face à l’édit d’expulsion ont choisi la conversion plutôt que le départ ou la mort (conversion parfois forcée, comme pour les Nassi, aspergés d’eau bénite à leur descente du bateau par les portugais !). Convertis au dehors, juifs en dedans, ils continuèrent à pratiquer chabat, seder de pessah, brit mila, dans le secret de leurs caves tout en voyant leurs frères juifs, brûlés, traqués et expulsés aux quatre coins du globe. Dona Gracia s’appelle donc Béatrice de Luna la catholique et ne découvre sa véritable identité qu’à ses 12 ans, le jour de sa batmitsva : Hanna Nassi. A 16 ans, on la marie avec Fransisco Mendès, un jeune et déjà très riche banquier, lui aussi, marrane. Il est plus vieux qu’elle de 20 ans, fougueux, entreprenant et occupé à fonder l’empire Mendès sur les diamants et la grande nouveauté, l’or noir de l’époque, le poivre noir, épice qui va révolutionner la conservation des denrées. L’avenir est brillant mais Dieu a d’autres projets… à peine dix ans après leur mariage, Fransisco est terrassé par un mal mystérieux et Béatrice se retrouve seule avec sa fille unique, à la tête de l’immense fortune de son mari. Elle découvre alors l’ampleur du pouvoir financier des Mendès : ce sont les banquiers des rois et c’est à elle d’assurer la relève.

 

Elle est jeune, belle, veuve, marrane et fortunée et l’Inquisition poursuit son œuvre destructrice. Redoutant pour sa fille, Béatrice décide de rejoindre son beau-frère, Diego Mendès, à Anvers. Son intuition qui la mènera tout au long de sa vie au travers des méandres sombres de l’Histoire ne l’a pas trompée. Juste après son départ, a lieu à Lisbonne, massacres et pogrom de marranes et l’établissement de l’Inquisition au Portugal. Partout on brûle, on pille, on viole. Juifs, juifs, juifs. Elle rejoint donc son beau-frère, accompagnée de sa sœur Brianda et de son neveu Juan. Elle fréquente la cour de Charles Quint et apprend les ficelles du métier de banquière auprès de Diégo. Celui-ci se marie avec sa sœur puis… décède, abattu par le même mal mystérieux que Fransisco. Béatrice hérite de tout l’empire Mendès. Un riche catholique veut épouser sa fille, elle fuit à Lyon, après avoir prêté de l’argent à Henri VIII, Charles Quint et Henri II. On en veut à son argent, on en veut à sa vie. Elle atterrit à Venise où elle est dénoncée pour sa pratique juive par… sa propre sœur qui veut mettre la main sur la fortune des Mendès. On la jette en prison et on met Reyna dans un couvent. Elles en sont sorties par le Duc D’Este qui les invite à Ferrare. Une courte période de paix avant la tempête s’installe. Béatrice, loin de l’Inquisition, reprend son véritable nom et le judaïsme qui n’a cessé de brûler au fond d’elle sort enfin au grand jour. Dona Gracia Mendès est née, dans la souffrance et les épreuves, la tête haute et le regard fier, rien ne la fera capituler. Elle fréquente les grands de ce monde et prête de l’argent aux rois mais, dans l’ombre, elle établit des réseaux de résistance par voie de mer et de terre pour faire évacuer les juifs d’Espagne et sauver les marranes du Portugal. Une flamme l’accompagne dans ses pérégrinations : Jérusalem. Elle obtient, on ne sait comment, de rapatrier les ossements de son mari pour les faire enterrer sur le Mont des Oliviers. A Ferrare, elle subventionne l’imprimerie d’Abraham Usque et fait traduire et imprimer La Bible de Ferrare en ladino, mais la Peste se déclare… et les marranes sont accusés.

 

La Senora, comme on la surnomme à présent, reprend la route de l’Exil. Elle retourne à Venise, la légende dit qu’elle est venue y chercher une pierre précieuse susceptible d’arrêter la peste noire… elle passe à Dubrovnic et en profite pour établir un accord commercial afin de lever les taxes du ghetto juif. Elle rallie Salonique puis arrive enfin à Constantinople, en Turquie, où le sultan Soliman le Magnifique la prend sous sa protection. C’est de là qu’elle va établir un blocus naval afin de boycotter Ancône, le port des états pontificaux, pour sauver une vingtaine de marranes condamnés à être brûlés vifs par le Pape IV, Carrassa le terrible. Le blocus échouera à cause de la division entre les commerçants juifs… déjà la division au sein même du peuple juif est la pire cause de tous les maux ! Pendant ce temps son neveu, Juan qui a repris son nom de Josef Nassi, est nommé Duc de Naxos (Chypre) et épouse sa fille, Reyna. Dona Gracia fonde une Yeshiva à Constantinople et reçoit en cadeau du Sultan, les terres de Safed et Tibériade en palestine.

Arrivée à la fin de sa vie, Dona Gracia qui a croisé tous les plus grands penseurs juifs (Rabbi Yossef Karo, David Reubeni, la famille Abrabanel, Moise Di Trani…) de son époque, s’attelle à réaliser un rêve vieux de plusieurs millénaires : elle reconstruit Safed et Tibériade et envoie cargaisons de moutons et plantations de mûriers afin de développer l’élevage des vers à soie en terre sainte. Elle veut faire acheminer les réfugiés marranes jusqu’en Palestine et y créer un foyer juif florissant ! Mais les chrétiens continuent à lui mettre des bâtons dans les roues, les arabes ont peur de voir se réaliser les prophéties et les juifs ont peur de faire venir le Messie avant l’heure ; son neveu est occupé à son rêve de gloire à Naxos et la Dona est aux derniers jours de sa vie, son entreprise ne verra pas son couronnement. Mais elle a tout de même contribué au développement de la kabbale en terre promise et ouvert une voie… qu’Hertzl plusieurs centaines d’années plus tard empruntera à son tour.

Dona Gracia s’est arrachée de son Exil, s’est transformée de Béatrice en Hanna, s’est donné corps et âme à son peuple, à sa terre, à son idéal, malgré les épreuves et les ennemis de tous bords. Ses pires souffrances sont certainement venues des siens. Mais rien, jamais, ne l’a fait plier ni détourner de son chemin. Ses échecs ont été des victoires et sa vie une longue et patiente alya (montée). On ne sait pas où elle est enterrée. Constantinople ou Safed ? Le mystère demeure mais vous pouvez aller passer une nuit dans sa maison, à Tibériade, gardée fidèlement par la famille Amsellem et, peut être, la verrez-vous étudier, au clair de lune, avec Rabbi Itsraak Louria…

Pour en savoir plus, je vous conseille de lire les excellents livres: La Senora, de Catherine Clément et Le fantôme de Dona Gracia, de Noémie Ragen.


Source: Hanna Serrero

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