Dans un contexte où les relations entre Israël et le monde arabe sont mises à l’épreuve, le Maroc occupe une place singulière. Fort d’un lien historique indéfectible avec ses Juifs marocains et d’une diplomatie pragmatique, il est l’un des rares pays arabes à avoir maintenu ses engagements dans le cadre des Accords d’Abraham, malgré les secousses du 7 octobre et leurs répercussions.
Mais quel est le rôle réel du Maroc dans cette équation géopolitique complexe ? Comment jongle-t-il entre solidarité avec la Palestine et rapprochement avec Israël ? Peut-il encore jouer un rôle de médiateur crédible dans un processus de paix fragilisé ?
Pour mieux comprendre ces dynamiques, nous avons réuni Mohammed Abdi, haut fonctionnaire marocain, et Marie-Lyne Smadja, cofondatrice du mouvement Women Wage Peace et actrice de la diplomatie civile israélienne.
Dans cet échange sans filtre, ils explorent le poids du passé, les réalités du présent et les espoirs pour l’avenir, offrant un éclairage rare sur la position marocaine et les perspectives d’une paix durable.
Découvrez la retranscription des moments les plus forts de cette entrevue passionnante
Yoram Salamon
Bonjour à vous deux. Aujourd’hui, nous poursuivons notre exploration de la normalisation des relations entre Israël et les pays arabes, en particulier avec le Maroc, dans le contexte du conflit israélo-palestinien.
J’ai le plaisir d’accueillir Mohammed Abdi, haut fonctionnaire marocain, militant associatif, journaliste et membre du Parti socialiste français. Vous avez cofondé et été secrétaire général de l’association Ni Putes Ni Soumises et avez également été conseiller spécial de Fadela Amara lorsqu’elle était secrétaire d’État chargée de la Politique de la Ville.
Est-ce que j’ai oublié quelque chose d’important ?
Mohammed Abdi
Non, tout est juste, mais vous avez omis de mentionner que j’ai également été militant de SOS Racisme.
Yoram Salamon
C’est vrai, j’avais oublié ! Merci pour la précision.
J’accueille aussi Marie-Lyne Smadja, cofondatrice du mouvement Women Wage Peace, engagé dans la diplomatie civile israélienne. Merci à vous deux d’être ici avec moi.
Nous allons ensemble explorer la normalisation des relations entre Israël et les pays arabes, et en particulier avec le Maroc.
Un lien unique entre le Maroc et les Juifs marocains
Yoram Salamon
Mohammed, avec la normalisation officielle des Accords d’Abraham en 2020, quelles étaient auparavant les relations officieuses entre le Maroc et Israël ?
Mohammed Abdi
Le Maroc a une histoire singulière avec le judaïsme. C’est même le seul pays de la région à entretenir un lien aussi fort. À tel point qu’aujourd’hui, c’est le seul pays de la région, et même au-delà, où la constitution reconnaît officiellement que l’identité marocaine est plurielle : arabe, musulmane, africaine, sahraouie et hébraïque.
C’est marqué expressément. Et cela engage à la fois le Maroc et les Marocains dans une logique de devoirs et de droits envers la communauté juive marocaine.
Les Juifs marocains constituent aujourd’hui l’une des plus grandes communautés juives d’origine dans le monde, notamment en Israël, en France, au Canada et aux États-Unis.
C’est pourquoi le mot “normalisation” ne correspond pas totalement à cette relation, car elle est plus profonde et ancrée dans l’histoire que ce terme ne le laisse entendre.
Yoram Salamon
Marie-Lyne, selon vous, quel est le rôle des Juifs marocains dans la consolidation du lien entre Israël et le Maroc ?
Marie-Lyne Smadja
J’ai visité plusieurs pays arabes avant le Maroc, comme la Tunisie et les Émirats, et je dois dire que l’expérience marocaine est incomparable.
Aujourd’hui, il y a entre 1 000 et 3 000 Juifs vivant au Maroc, mais ce qui importe vraiment, ce n’est pas leur nombre, mais l’importance que leur accorde le roi, ses conseillers et les autorités marocaines.
Le lien entre le Maroc et ses Juifs ne s’arrête pas à ceux qui vivent encore sur place. Il s’étend aussi à tous les Juifs marocains de la diaspora, y compris ceux vivant en Israël.
Même après le 7 octobre, il y a une volonté très forte du Maroc de maintenir cette relation. Et du côté israélien, c’est une évidence : les Israéliens adorent le Maroc, ils adorent y voyager, et beaucoup espèrent que cette relation devienne encore plus forte.
Le Maroc, médiateur historique dans le conflit israélo-palestinien
Yoram Salamon
Mohammed, la position traditionnelle du Maroc sur la question palestinienne a-t-elle changé après les Accords d’Abraham ou le 7 octobre ?
Mohammed Abdi
Non, la position du Maroc est restée constante. Sa diplomatie se caractérise par la clarté et la responsabilité dans ses prises de position.
Le Maroc a toujours été présent dans les efforts de paix, officiellement ou officieusement. Par exemple, les premières rencontres secrètes entre Israéliens et Palestiniens ont été organisées au Maroc.
Aujourd’hui encore, le roi Mohammed VI est le président du Comité Al-Qods, ce qui donne au Maroc un rôle majeur dans la question palestinienne.
Pour nous, « si la Palestine est dans notre cœur, Israël est dans notre conscience ».
Nous soutenons une solution à deux États, avec un État palestinien aux côtés d’Israël.
L’absence de condamnation claire du Hamas
Marie-Lyne Smadja
Ce que je regrette, c’est le manque de condamnation officielle du Hamas.
J’ai entendu, lors de mon voyage, des conseillers marocains affirmer que le 7 octobre était inacceptable et que la charte du Hamas était un obstacle à la paix.
Mais je ne l’ai pas entendu de manière officielle lors du sommet de la Ligue arabe au Caire.
Si nous voulons avancer, il faut des prises de position claires contre le terrorisme et la radicalisation.
Des raisons d’espérer malgré la tragédie
Mohammed Abdi
Ce qui s’est passé le 7 octobre est une tragédie absolue. Aucun esprit sain ne peut l’accepter.
Mais dans ce drame, j’ai vu deux éléments porteurs d’espoir :
Les relations avec les pays arabes n’ont pas été rompues, contrairement à ce qui se faisait par le passé en pareille situation.
Les citoyens arabes israéliens sont restés fidèles à Israël et n’ont pas suivi les appels à la rupture.
Ces deux éléments nous prouvent qu’un espace de dialogue et de paix est encore possible.
Le Maroc, un pont entre Israël et le monde arabe ?
Marie-Lyne Smadja
Les Arabes israéliens ont été profondément choqués par le 7 octobre, mais ils ont renforcé leur identité israélienne et continuent de jouer un rôle clé dans le dialogue avec les Palestiniens.
J’ai rencontré beaucoup de musulmans modérés au Maroc, bien plus que d’islamistes radicaux. Cela en fait un médiateur idéal entre Israël et le monde arabe.
Messages aux décideurs politiques
Marie-Lyne Smadja
Je m’adresse aux décideurs marocains et israéliens : laissez les femmes participer aux négociations de paix.
Nous représentons 51% de la population, et selon la résolution 1325 de l’ONU, la participation des femmes augmente de 30% les chances de succès d’un accord de paix.
Mohammed Abdi
Je conclurai avec une parabole hébraïque : « Na’aseh Venishma » (נעשה ונשמע), qui signifie « Faisons, puis nous comprendrons ».
C’est en avançant sur la voie de la paix qu’on pourra réellement en saisir la nécessité.
Yoram Salamon
Ces mots de la fin sont emplis d’espoir et de sagesse.
Merci à vous deux pour cet échange passionnant.
À bientôt.