Deuxième partie

J’ai donc décidé de mettre le pied à l’étrier, de me lancer à fond et de retrousser mes manches pour enfin venir à bout de ce calvaire. 
Comme le sait tout bon descendant d’Abraham, l’organisation d’un dîner de famille Juive présente de nombreuses similitudes avec celle d’une guerre. Et qu’elle est une des stratégies guerrières les plus importantes et stressantes à établir? Et oui, vous l’aurez deviné: les places assises.
L’année dernière, nous avons eu le droit à une bataille rangée entre ma tante Jacqueline et le petit copain de Léa, lorsqu’un dialogue de sourds eut lieu, principalement dû au fait que la tante est sourde. 
Cette soirée de famille demande donc une ingénierie rigoureuse. Il est important de planifier soigneusement les différentes démarches, car le succès d’une guerre dépend principalement de la qualité de ses préparatifs. 
La tactique militaire à suivre: avoir deux systèmes de défense adaptés aux deux différents groupes de population. 
L’application de ce précieux théorème est la suivante: une table pour les grands et une pour les juniors + tonton Patrick (qui, à chaque repas, raconte les mêmes vieilles blagues idiotes, ne faisant rire que les enfants, et encore…). Ou bien zone A (Adultes) et zone B (Bébés), au choix. 

J’aimerais bien pouvoir dire que je me suis sentie emprise d’une joie intense à l’idée d’être la chef d’orchestre de notre grande symphonie familiale,  mais non, j’ai commencé à paniquer. 
Vu le don de reproduction accélérée que ma famille semble posséder, l’effectif est rapidement monté à 25 invités, plus Eli le prophète (qui lui, a passé Rosh Hashana chez la belle-mère) et le vivarium du petit Frédéric, qui voulait « absolument nous montrer ses serpents.« 

Ah, et aussi une certaine tante venue d’un pays lointain. 
« Oncle Arthur demande si tu as invité ton arrière-tante Brigitte. Elle vient directement du Maroc et c’est important de montrer à Madame Je-Suis-La-Couturière-Personnelle-du-Roi, que chez nous en Erets, on sait aussi bien préparer les grands festins familiaux que chez elle! » me dit ma mère d’un ton dédaigneux. Je lui ai répondu fermement que je n’avais pas l’intention de l’inviter pour la simple et bonne raison que je ne l’ai pas vue depuis ma Bat Mitzvah, où elle m’avait donné un baiser tellement mouillé qu’on aurait pu l’accuser de tentative de noyade préméditée. Ah oui, et puis son chèque cadeau était périmé…
Suite à mon raisonnement, ma mère a cédé aussitôt, et a décidé que j’irai récupérer tata Brigitte de l’Hilton Tel Aviv à 19h pile.

Des coups de fils interminables, des e-mails à rallonge, d’innombrables textos et des pigeons-voyageurs fatigués plus tard, tous les partis concernés furent informés de la soirée ainsi que de son règlement. Le message était très clair: peu importe la nature des plats servis au repas, que ce soit du poisson tout frais, pêché le jour même ou une vieille botte, tout le monde, vieux et enfants, est obligé de goûter à tout!!
Cette directive, voire plutôt cet ordre, est dû à un événement traumatisant qui a eu lieu il y a trois ans. Suite à un pépin dans l’organisation, on s’est retrouvés un soir de fête avec DEUX plats de poulet: celui de tata Nathalie et celui de tata Isabelle. Durant tout le repas, les deux tantes étaient assises le dos droit et les fesses serrées, en observant sans ciller lequel des deux plats avait le plus de succès. 
Imaginez-vous bien l’ambiance de cette soirée…

Et comme les choses ne changent que rarement dans les dîners de familles, le rituel qui a lieu chaque année, se reproduira très probablement cette fois-ci: Ma mère, essayant d’assurer le calme dans la zone B, dira aux petits qu’ils doivent bien se comporter à table car « Ce sera sans doute la dernière fête où vous m’aurez parmi vous« . Noa, la fille de ma cousine, se mettra à pleurer suite aux propos choquants de maman, jusqu’à ce que mon voisin psychiatre (qui est invité chaque année pour des raisons évidentes), exige que la future décédée revienne sur sa déclaration. Celle-ci haussera les épaules, faisant comprendre au psy qu’elle opérait à contre cœur, et dira à la petite calmement “Ne pleure pas. Tu es témoin d’un miracle. Après tout, avec la façon dont mes enfants me traitent, je suis surprise que le Grand Seigneur ne m’ait toujours pas prise à ses côtés ”

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Une fois la mise en place terminée, j’observe la table. 
Cette grande table qui a accueilli et qui accueillera surement aux cours des années des dizaines et des dizaines de repas familiaux, est restée intacte.  
Peu importe le nombre d’années passées, ou qu’une nouvelle génération soit venue au monde, pendant les repas de famille chez les parents ou bien chez les grands-parents, chacun s’assied finalement à la place qui lui a été désignée depuis l’âge de trois ans. 

Voila. Tout est en place. 
Un doux silence s’abat sur la maison et une sensation de tranquillité s’installe en moi…
Je crains que cette sérénité ne soit que le calme avant la tempête. 
Je m’imagine les invités attablés, tous de blanc vêtus (ou pas), le père de famille s’apprêtant à bénir les ingrédients sur le plateau du Séder, pendant que la maitresse de maison traine en cuisine “Allez, laisse les plats et viens, on veut commencer!« 
Elle se posera aux côtés de son conjoint, lui redressant la kippa usée sur le point de tomber, et observera avec amour et abnégation tous ceux qui lui sont si chers. 
À ce moment précis, une sorte de chaleur que même mon cynisme ne peut altérer, envahira mon cœur. Cette sensation s’éveille à l’idée qu’en ce jour, un peuple entier, en diaspora comme dans son propre pays, se réunit autour d’une table pour célébrer la même fête, criant vers celui qui bénit: 
« Allez, fais plus vite, on a faim!! » 

Yalla, l’an prochain à Jérusalem. 
Ou bien chez mamie Eliane…

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