Peut-on rester juif à l’état sauvage ?

[avatar user= »yaaahhh » size= »thumbnail » align= »left » link= »https://rootsisrael.com/auteur/yoram/ » target= »_blank »]YORAM SALAMON[/avatar]

J’étais arrivé à l’aéroport de Tel Aviv exténué.

Après une nuit blanche, les questions de l’agent de sécurité avaient ajouté à ma fatigue. J’étais à bout, et bien que je connaisse la procédure, il m’était insupportable de m’y plier. J’étais trop vide pour ça.
Mais évidemment j’obtempérai, histoire d’en finir au plus vite.

Depuis bientôt un peu plus d’un an, l’aventure Rootsisrael avait commencé, et pourtant les débuts me paraissaient tellement lointains que j’avais l’impression d’avoir fait ça toute ma vie. 

Sérieusement, je ne me souvenais pas de la dernière fois que j’avais levé le pied.



***

Assis sur mon siège rangée 62A, en regardant par le hublot de l’avion, je ne pouvais m’empêcher de penser à l’histoire de Sisyphe, dont la mythologie grecque narrait la condamnation atroce. Le présumé père d’Ulysse fut condamné à faire rouler éternellement jusqu’en haut d’une colline un rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet. Camus dans son essai « le mythe de Sisyphe », l’avait surnommé le « héros absurde ».

C’est un peu comme ça que je nous voyais.

Emprisonnés dans notre quête de l’éternel recommencement, nous avions déjà mené tant de combats,  dont chacun de nous savait au fond de lui qu’il ne les gagnerait pas, même si nous gagnions quelques batailles.
Nous protégions un fort attaqué en permanence.
A peine avions nous repoussé un ennemi, qu’un autre surgissait.

Je me rendais compte à quel point nous n’avions jamais cessé de nous battre contre l’étendard sanglant qu’on nous accusait en permanence de lever.
Nous enfants de la patrie, nous ne courions après aucun jour de gloire, mais cette obsession du combat conduisait nos discussions, nos rencontres, nos journées, nos nuits…nos vies…
Plusieurs articles par jour, une présence sans relâche sur les réseaux sociaux, bref un rythme féroce qui nous avait valu en peu de temps notre influence, mais qui à l’heure où mon avion était sur le point de décoller,  m’avait surtout valu d’approcher le burn-out rédactionnel.



Quand l’avion a commencé à rouler sur le tarmac, j’ai fermé les yeux, pour laisser vagabonder mon esprit.

Des milliers de mots s’y bousculaient, ricochant les uns sur les autres, de plus en plus vite, si vite que mon cerveau me faisait l’impression qu’il allait exploser d’une minute à l’autre. 

Et puis l’avion a décollé.

Là pendant quelques instants tout s’est figé. Au fur et à mesure que la terre s’éloignait de moi, et que les maisons ne formaient plus que des points sur le sol qui s’ arrondissait , j’étais en train de soudainement lâcher prise.

Ca y’est, j’étais vraiment loin de mon « moi » cette fois , celui qui ne m’avait plus quitté depuis le 4 novembre 2013, date de lancement du site.

Je n’avais jamais pu imaginer que le plaisir de notre vocation pourrait devenir un jour un combat aussi fastidieux et pénible à mener.

Je ne m’étais jamais imaginé à quel point il était éreintant de se battre pour justifier en permanence notre droit à être ce que l’on est.

Bref, pour la première fois depuis plusieurs mois, j’étais heureux d’avoir eu le courage ou la lâcheté de délaisser le temps d’une fuite ce combat.
J’étais devenu trop las et trop plein de doutes sur la nécessité de continuer à mener cette guerre que je considérai perdue d’avance…sans avoir jusque là osé réellement me l’admettre .


***

A l’heure où j’écris ces mots, je suis au milieu de la jungle, au fin fond du sud du Mexique, dans le Chiapas.
A peine quelques centaines de mètres me séparent de la frontière avec le Guatemala.

Me voilà à des dizaines de kilomètres des signes de ma civilisation, et à des milliers de mon quotidien.

Lymphatiquement allongé sur un hamac de fortune, je regarde les eaux troubles du Rio Usumacinta s’écouler jusqu’à une ligne d’horizon que je n’arrive plus à identifier.

Autour de moi, comme seule accompagnatrice, la nature… verte sauvage, désordonnée, désorientée, folle…elle m’isole.
Mon mur à moi est fait d’arbres immenses dont je ne parviens pas même en levant la tête, à distinguer la cime, et de plantes qu’on penserait nourries aux hormones.
Me voici dans l’un des coins les plus paumés de la planète, là où mon identité de citoyen où ma religion n’ont aucune valeur, ni aucun impact sur personne. Pour personne, pas même pour le vide qui m’entoure.

Les seuls commentaires aux actions peu nombreuses que j’entreprends, et qui se résument à taper sur le clavier de mon mac, viennent des perroquets qui s’agitent autour de moi, et des grognements des singes hurleurs que j’entends au loin dans la fôret, ce qui me va bien .

Personne ici ne me me demande d’où je viens.
Personne ne me demande si je suis juif, ou ne m’agresse parce que je ne devrais pas l’être.
Personne non plus ne me demande mon avis sur le conflit israélo-arabe.
Personne ne me demande si je suis pratiquant.
Personne ne s’insuge du fait que je sois israélien, et que de par ma simple nationalité, je sois la caution d’un drame qui se joue à quelques kilomètres de Tel Aviv.
Personne pour me dire que la mathématique du conflit avec Gaza n’est pas aussi simple que les médias semblent vouloir le faire croire.
Personne pour écouter mon histoire chargée, et celle de mon peuple.

Non personne.

Ici, aveugle et sourd de mon état, je n’ai plus d’obligation de devoir me défendre de qui je suis.
Et donc…aucun article à écrire ou à publier
Aucun commentaire à modérer, effacer, ou auquel répondre…
Personne à qui échanger sur qui je suis.

Pour la première fois depuis toute ma vie, je n’ai comme seule identité, celle que ma propre connaissance de moi-même me renvoie.

Personne ne sait qui je suis, car personne n’est là pour vouloir le savoir.

Pendant quelques instants, j’ai cessé d’être juif.

Pour la première fois en 41 ans, je matérialise ce qu’est le sentiment de ne pas être juif pour personne d’autre que soi…

C’est étrange. Comme une sensation de légèreté et de vide à la fois.

C’est un sentiment étrange que de ne pas plus se sentir juif, même quelques instants.

Détaché de mon être profond, de mon esprit, de ma culture, et de presque 6000 ans d’ histoire, j’ai soudainement l’impression de n’être qu’un passager sans valises.

Les heures passent, mais le temps reste ancré dans son immobilité.


***

Tout ce que j’avais fui quelques jours auparavant se rappelait soudainement à moi.

Toute cette fatigue, cette lassitude qui étaient en train d’avoir raison de moi et de mes convictions, venaient de s’écraser violemment sur le mur de ma raison de vivre.

Ni hommes, ni guerres, ni religions…rien, le néant de la déshumanisation et de la déconscientisation.

Rien pourtant, ne laissait présager que nous pourrions avoir l’espoir un jour de gagner une bataille, et changer le monde, ou en tout cas une partie de celui-ci.
Non rien ne laissait présager que le regard obsessionnel et l’imaginaire fantasmatiquement négatif d’une partie de ce monde sur nous…juifs et/ou citoyens d’Israël, pourraient un jour changer



Mon esprit reprend peu à peu contact avec mon moi intérieur.

Je comprends à cet instant qu’être juif ne peut se résumer uniquement au lien qui me rattache à ma mère.
Etre juif, n’est pas qu’un acte religieux répétitif.
Etre juif , n’est pas juste qu’une question d’histoire et de culture.

 

C’est ici à quelques dizaines de milliers de kilomètres de Paris ou de Tel Aviv, totalement dépossédé de mon être juif, que je me rends compte que je ne peux me sentir juif sans humains autour de soi pour en répondre.

Etre juif, c’est ne pas être au fin fond d’une jungle.

Etre juif, ce serait donc, pour le meilleur et pour le pire, vivre au sein de la communauté humaine, sociale.

Je suis juif.

Pas seulement parce que je suis bon ou mauvais.
Pas seulement parce que j’essaie de respecter un maximum des 613 commandements.
Pas seulement parce que je prie.
Pas seulement parce que je survis.
Pas seulement parce que je transmets.


Je suis juif parce que mon état ne peut s’exprimer qu’au sein d’un groupe qu’il me soit amical ou hostile.

C’est la présence, voire même seulement le reflet de l’autre qui me permet d’exprimer mon être juif.

Que je sois persecuté ou au firmament, être juif c’est pouvoir exprimer quelque chose à quelqu’un :

Une voie, un chemin, une façon de vivre, une philosophie, un savoir, un argument, une réponse, une violence…

Je ne peux être juif seul au fond de la jungle, c’est ce que je sais à présent.

Le juif est un animal social. 

Au fond de cette jungle peut-être dieu, peut être pas, était-il là pour me rappeler le pourquoi de mon état naturel.

J’étais à présent prêt à reprendre le combat…quelqu’en soit l’issue...

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