Mardi dernier, le Roi[1], moi-même et le petit prince déménagions nos pénates pour quelques jours dans le Sud d’Israël, pour un voyage d’entreprise, avec tous ses collègues. Faut préciser que le Roi travaille dans le genre d’institution israélienne où les sépharades sont aussi rares que les cheveux sur la tête de Michel Sapin, et les religieux aussi nombreux que les fidèles de la Victoire un vendredi soir. Et nous, eh bien, disons que nous cumulons les tares.
Le voyage était prévu en car. Même pas peur, 5 heures de route dans le désert, c’est l’un des tests du véritable israélien, et nous en sommes devenus. Bravache, le Roi me dit : « Pff, j’aurais même pu le faire à pied, en mode tiyoul[2] » Sépharade, je vous dis.
Je m’installe dans le car, j’installe le petit prince et laisse le Roi s’installer tout seul (bah quoi, faut pas déconner non plus), et me prépare à passer cinq heures de galère, lorsque, subitement, j’entends un tonitruant : « Yalla, hevrei, boou nitpallel Tfilat Haderekh », autrement dit : « Allez les gars, on va faire une petite prière de Tfilat Haderekh ».
Amusée, je lève la tête, me disant que j’avais dû louper l’autre religieux de service, celui qui porte une micro kippa brodée (le summum de la religiosité dans ces milieux), qui a fait le bné akiva, qui est super boute-en-train et qui n’a pas perdu espoir de ramener à la religion tous les autres.
Problème : l’image ne correspond pas avec le son, et au lieu du Shmoulik en kippa srouga [3]que je m’attendais à voir, je me trouve face à un magnifique spécimen d’israélien. A lui seul, il incarne le concept d’israélien, il est L’ISRAELIEN. Il a plus de la quarantaine, le crâne rasé et réussit à porter, dans l’ordre, un pantacourt, des tatanes, un bracelet de cheville et un tatouage kitschissime, le tout sans rien perdre de sa virilité naturelle. Je le reconnais, il s’appelle Yaniv, et est plutôt ce qu’on appelle un hiloni.
Bof, je me dis que ça doit être son petit rituel à lui, sa bizarrerie personnelle, qu’il a peur des transports et qu’il a l’habitude de réciter son mantra, comme d’autres le feraient avec un chapelet ou en invoquant la déesse des chemins. En fait, il ressemble un peu à cette vieille femme qu’invoque Emil Cioran dans ses Aphorismes et qui lui disait : « Moi je ne crois en Dieu que lorsque j’ai mal aux dents ».
Que nenni ! Une fois la prière terminée au micro, un Amen ! tonitruant, plein de ferveur, digne cette fois d’un soir de Néïla[4] à la Victoire, se fait entendre dans le car.
Là, je suis sciée. Je me retourne vers le Roi, qui lui ne goûte pas son plaisir. Lui, il adore tous les juifs, tous les israéliens et il est absolument persuadé qu’au fond, ils sont tous sionistes (oui oui, même le Satmar qui brûle un drapeau d’Israël, car tu comprends, « il aurait pu le faire à Kyrias Joël aux US, et il le fait ici, c’est un signe ») et tous un peu religieux (oui, oui, même son patron qui mange de la cochonnailles en se léchant les doigts parce que tu comprends « je suis sûr qu’il fait quand même Kippour »).
Il me dit, ému : « Tu vois c’est ça qui est beau en Israël ». Machos ET émotifs les sépharades.
Mouais, je suis sceptique. La maimonidienne en moi se révolte contre cette manifestation intempestive de religiosité mal digérée. Je me dis qu’ici, la Tfilat Haderekh a été choisie parce qu’elle fait partie du fond commun culturel mais que ça leur serait tout à fait indifférent d’invoquer Vishnou ou le Petit Poucet, alors que la nouvelle immigrante ne peut s’empêcher de trouver ça sympathique, cette résurgence de judaïsme. N’empêche, ça me fait cogiter et me voilà, alignant les arguments pro et contra dans ma tête.
Les cinq heures sont vite passées, avec ce pilpoul intracrânien que je me suis infligé et nous arrivons à destination. Nous descendons du car, et devant moi, Dana, israélienne en micro-short/débardeur/tatanes, s’étire en miaulant : « AHHHHHH Yshtabakh chemo, sof sof higanou », autrement dit : « Béni-Soit son Nom, on est enfin arrivés ! »
Décidément, trop, c’est trop.
[1] Ça lui fera plaisir, il est sépharade.
[2] Tiyoul, promenade, sport national israélien, où tu marches, tu marches et… tu marches.
[3] Kippa brodée, qui caractérise les juifs religieux sionistes par opposition aux kippot noires en velours, caractéristiques des harédim.
[4] La Néïla, prière que l’on fait à l’approche de la fin du Yom Kippour, et qui coïncide également avec le pic de fréquentation annuelle des synagogues.
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