J’avais oublié. J’avais oublié à quel point c’était fatiguant.
Ces heures de conversations avec des amis que l’on croit si proches de nous avant de se rendre compte qu’un fossé nous sépare.
Je parle de ceux qui ont étudié avec vous. Vous savez, ceux qui finissent à bac +5, voire plus si affinité. On les appelle les bien-pensants. Je les appelle les casses-couilles. Excusez-moi de l’expression.
Ceux qui viendront vous pourrir l’apéro parisien. Leur chemise sortie du jean après une journée de cours, le petit pull fin et la bière toujours présents au rendez-vous.
L’un d’entre eux viendra vers vous, l’air innocent, vous proposer un peu de saucisson, histoire d’être sympa mais aussi pour pouvoir faire rire les copains. “Rooo, tu sais pas ce que tu loupes hein”. S’il était un peu plus vieux, il aurait dit cette phrase avec un accent beauf. Patience, le temps fera son travail. Un de ses semblables fera de tout façon la même proposition quelques années plus tard au pot de départ du collègue de travail.
Moi aussi j’ai mes casses-couilles. Ils étaient même mes meilleurs amis à l’époque où j’étais étudiant. De toute manière, ils représentaient la majeure partie de ma promo.
Cette semaine deux d’entre eux sont venus me rendre visite à Tel Aviv où j’habite depuis quelques années. En bon touristes occidentaux ils ont fait le tour du pays et sont allés voir un morceau des territoires palestiniens. Pas trop parce que bon “on n’a pas assez de temps” et que la plage c’est tout de même plus sympa que Ramallah. Mais un peu, tout même, parce qu’il ne faudrait pas quitter la région sans avoir la conscience tranquille. Oui, le bien-pensant ne supporte pas l’idée qu’il puisse être un mauvais citoyen du monde. C’est plus fort que lui. Il a été éduqué avec l’idée que ses grands-parents ont à la fois collaboré avec les nazis et occupé l’Algérie. Un passé beaucoup trop lourd pour lui.
Du coup aujourd’hui, il se fait un point d’honneur à venir en aide “au plus faible”.
“Un chauffeur de taxi à Bethléem a insisté pour nous conduire toute la journée”, me dit-elle en rentrant de Cisjordanie. “Au début ça m’a un peu gonflé, mais bon, me suis dit que ça serait ma contribution à l’économie palestinienne.”
Elle : Tout le monde était vraiment sympa sur place. Me suis acheté une écharpe. J’ai bataillé sévèrement pour qu’il descende le prix.
Moi : Génial (tout en me demandant où est passé son sens de l’humanitaire lorsqu’elle a négocié le prix de son écharpe auprès d’un marchand palestinien).
Elle : Par contre, je suis désolée de te le dire, mais ce que j’ai vu me renforce dans mon opinion des soldats israéliens. Je suis très choquée. Ce check-point au moment de repasser vers Jérusalem c’est une honte.
Moi (un peu blasé) : En fait ça s’appelle une frontière. C’est comme quand tu passes d’un pays à un autre, c’est normal que l’on contrôle qui entre en territoire israélien.
Elle : Non mais c’est n’importe quoi. Dans notre bus il n’y avait que des étudiantes !
Moi : Bah en fait c’est pas écrit sur leur tête. Dans le passé des terroristes se sont cachés dans des ambulances pour entrer en Israël.
Elle : Et puis alors le pire c’était ce panneau à l’entrée de la région gérée par l’Autorité palestinienne. Ils ont écrit “conformément à la loi israélienne l’entrée est interdite aux citoyens israéliens, danger pour votre vie”. DANGER POUR VOTRE VIE. Comme si le premier Israélien qui passerait la frontière allait se faire tuer par une horde de Palestiniens.
Moi (tentant de garder mon calme) : Tu veux que je te fasse la liste des Israéliens tués parce qu’ils ont pénétré dans des villes palestiniennes ?
Elle : Non mais ce que je veux dire c’est que ce genre de panneau ne contribue pas du tout à l’amitié entre les peuples.
Moi : Hmm…l’amitié entre les peuples…comment te dire…je crois que c’est pas le but recherché là. Je pense qu’ils essaient juste de protéger la vie des Israéliens en fait.
S’en suit une conversation d’une heure au cours de laquelle j’ai été obligé d’entendre des phrases aussi belles que “de toute façon c’est sans fin” ou encore “je trouve ça normal que les Arabes ne reconnaissent jamais Israël, on leur a imposé un Etat sur leur terre alors qu’ils avaient rien demandé” sans oublier “je pense que si j’étais dans leur situation j’aurais également recours au terrorisme”.
Il y a quelques années sur les bancs de l’école je me serais sûrement emporté pour tenter de la convaincre. Pas cette fois.
Je me suis contenté de finir de boire mon café sur le boulevard Rotshild en la regardant et en me disant : “ciel, c’est fou qu’un être aussi éduqué puisse dire autant de conneries”.
Aujourd’hui ma casse-couille est rentrée chez elle, à Genève. Avant cela elle a pris le soin de changer sa photo de couverture sur Facebook pour montrer au monde “l’art palestinien sur le mur que les Israéliens ont honteusement construit”.
Je l’imagine acheter ses produits l’Oréal hors de prix dans les rues de Genève, couverte par son écharpe palestinienne. Et je ne peux m’empêcher de penser qu’elle m’aurait probablement détesté si elle ne m’avait pas connu auparavant en France.
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