Par Robert Badinter, ancien Garde des Sceaux (1981-1986), ancien Président du Conseil constitutionnel (1986-1995), publié dans le Monde le 24 juillet 2014


Français juif ou Juif français, comme on voudra, ces deux qualités étant indissociablement liées en moi, j’assiste avec stupeur et colère à la renaissance d’un antisémitisme proclamé en France.

C’est sur ce sujet-là que j’entends ici m’exprimer. Non sur le conflit au Proche-Orient qui oppose Palestiniens et Israéliens, depuis la création de l’État d’Israël par décision de l’ONU en 1948. Dans ce conflit, qui se déroule à des milliers de kilomètres de la France, notre destin national n’est pas en jeu. Mais une certaine idée de la République se trouve menacée à présent en France par les passions qu’il suscite.

La République française repose sur des principes qui fondent notre pacte national. La République est une, indivisible et laïque. Elle est composée de tous les citoyens français, égaux en droits et devoirs, quels que soient leur sexe, leur origine, leurs convictions religieuses, philosophiques, politiques. Elle n’est pas une juxtaposition, une mosaïque de communautés vivant côte à côte. Elle rassemble en une même unité la totalité de ses citoyens, sans distinction aucune. La laïcité garantit à cet égard la liberté religieuse de chaque Français, dans le respect de celle des autres.

Sur ces quatre piliers, liberté, égalité, fraternité, laïcité, repose la République française. Et chacun sait qu’il suffit qu’un des piliers cède pour que l’édifice entier puisse s’écrouler.

Or la menace est là, présente dans les cris et les violences qui ont accompagné certains défilés organisés par des associations de soutien au peuple palestinien hostiles à Israël. Face à l’interdiction de certaines manifestations, suscitée par la menace de troubles graves à l’ordre public, on a invoqué le droit à manifester garanti par la Constitution.

Garantir la paix civile                          

Il s’agit là d’une liberté fondamentale dont l’importance n’est pas discutable. Encore faut-il rappeler que, comme toute liberté, celle de manifester doit s’exercer dans le cadre de l’État de droit. Or, en matière de liberté de manifestation, la loi prévoit que le gouvernement, dont le devoir est de garantir la paix civile, peut prendre des mesures d’interdiction si la sûreté des personnes et des biens lui paraît menacée.

Il ne s’agit pas là d’un pouvoir régalien qui s’exercerait sans limites ni contrôle. La loi donne aux organisateurs de la manifestation le droit de saisir la justice administrative statuant en référé, c’est-à-dire sans délai, d’une demande d’annulation de la mesure d’interdiction décidée par le gouvernement. L’audience est publique et contradictoire. Et la décision rendue est immédiatement exécutoire.

Les organisateurs de toute manifestation doivent se conformer aux décisions de justice. Ils ne peuvent se prévaloir d’un droit absolu et discrétionnaire à manifester. Le gouvernement, et particulièrement le Ministre de l’Intérieur, a à cet égard scrupuleusement observé les règles de l’État de droit.

Reste l’essentiel : au même moment, dans d’autres grandes capitales européennes, des mouvements identiques manifestaient dans la rue leur soutien aux habitants de Gaza écrasés par les souffrances de la guerre. Nulle part ne s’élevaient, à l’occasion de ces défilés, les cris que l’on a entendus à Paris : « A bas les Juifs, à mort les Juifs ».

Le voile était déchiré, le masque arraché. Ce qui s’exprimait à nouveau à Paris dans ces manifestations, c’était, au-delà de l’antisionisme, l’antisémitisme, la haine des Juifs.

Déjà, nous avions entendu des néonazis défiler à Paris en février en criant « Les Juifs dehors » dans une indifférence quasi générale. Je m’étais indigné du silence devant ces clameurs antisémites qui n’avaient pas retenti depuis l’Occupation nazie. Et voici que, à l’occasion du conflit au Proche-Orient, des voyous masqués se dirigent vers des synagogues, mus par le désir de frapper, de casser, de brûler… 

 

« MORT AUX JUIFS »

Les agressions contre des synagogues jalonnent l’histoire de l’antisémitisme. Voici qu’elles se renouvellent au motif de solidarité avec les Palestiniens de Gaza. Mais les cris de « Mort aux juifs », c’est à Paris qu’ils résonnent, et aux juifs de France qu’ils s’adressent. Et, au-delà d’eux, c’est la République tout entière qu’ils défient. Au soir de ma vie, je retrouve, hurlés par des fanatiques, les mêmes mots que je voyais, enfant, inscrits à la craie sur les murs de mon lycée parisien, avant la guerre : « Mort aux juifs », avec alors l’adjonction de « Mort à Blum ».

Lors de la commémoration annuelle de la grande rafle du Vél’ d’Hiv, à Paris ce 20 juillet, le premier ministre prononça des paroles fortes et simples contre l’antisémitisme. Il dénonça sa renaissance et la menace qu’il impliquait pour la France. C’était un beau discours, consolateur et rassurant à la fois.

Mais je m’interrogeais : soixante-dix ans se sont écoulés depuis la nuit de l’Occupation, les crimes des nazis et de leurs complices de Vichy. Le temps de l’Histoire a succédé au temps de la Mémoire. Les derniers témoins vont disparaître à leur tour. Et l’antisémitisme est toujours vivant.

Certes, les protagonistes et les circonstances ont radicalement changé. Mais la haine des juifs, elle, n’a pas disparu. Je la revois à l’oeuvre chez ces jeunes gens masqués, l’invective à la bouche et la pierre à la main, animés par les mêmes passions antisémites que leurs prédécesseurs des temps passés pourtant si différents.

Comment éradiquer cette violence, dissiper leur ignorance, les ramener à la République ? La tâche est immense et l’enjeu considérable. Car il en va de l’antisémitisme comme du racisme. Ce sont des poisons de la République. A une certaine dose, elle en meurt.

 

 

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