On dit que l’autre est le reflet de soi-même, forcément puisque l’on a besoin de quelqu’un pour témoigner de sa propre existence. C’est un miroir, c’est le négatif de la photo, le fond du verre. Nous allons vous parler d’une rencontre, d’un destin croisé, de deux vies, deux hommes, deux traversées et d’un centre commun. Nissim offre son futur à Israël alors qu’Israël a donné son passé à Nissim, bien sûr, il n’y a pas eu de contrat, un hasard, une connexion divine qui a mis ces deux êtres opposés sur la même route. Mais ce qu’il en reste, ce sont ces deux hommes incarnant une identité juive profonde, peu importe la manière dont ils la traduisent… Voici leur histoire.
Israel: 6 ans. On me dit que si je veux croire en Dieu, je dois aller à l’église. Je vais au catéchisme. Ce que l’on me fait comprendre, c’est que les Juifs ont été vraiment idiots de ne pas croire en Jésus.
Nissim: 5 ans. On me fait faire ma « Ah’nassat Heder ». Le Rav est à côté de moi, il me fait dire les bénédictions. Il prend un œuf, écrit quelque chose dessus, puis, il le trempe dans du miel, me le fait manger, et demande « Nissim, tu préfères le Miel, ou la Torah ? », je lui réponds la bouche pleine « Heu Miel »… Ça commence bien !
7 ans. J’entends qu’on est Juifs… Je ne sais pas trop bien ce que ça veut dire, mais ça ne semble pas anodin. Je ne vois pas de différence. Ma mère est américaine… C’est exotique.
8 ans. On est à New York. Je suis dans les bras de mon père. La queue est interminable. C’est bientôt notre tour. On arrive à le voir de loin. Ça y est, c’est à nous. Je suis surexcité, je hurle « Rabbi! Rabbi! Rabbiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii… Donne-moi une brakha ». Si le sourire est la plus belle expression de l’homme, alors le Rabbi de Loubavitch en incarne le plus bel exemple.
8 ans. Je passe quelques jours de vacances à Saint-Malo avec mes parents. Je mange des moules marinières. J’adore ça. Je mange des crevettes, je me régale. Normal, je suis en Bretagne. Juif… j’avais entendu ce mot quelques fois…
9 ans. Je fais connaissance avec Abayé et Rava. Ils se disputent pour un Talith, l’un dit « il est entièrement à moi » et l’autre dit « il est entièrement à moi ». Bien plus tard, je comprendrais que ce problème, qui paraissait simple, est toujours d’actualité.
9 ans. Une dame dit à ma mère « Vous savez, ces Juifs, avec leur gros nez… ». Elle ne sait pas que ma mère et moi le sommes. Il ne faut rien dire… Il faut s’intégrer. Je me demande si j’ai envie de m’intégrer.
10 ans. Shhhhhhhh. Il parait que si l’on parle tout doucement aux bougies de Hanouka, elles racontent l’histoire de Yehuda Hamaccabi. Je suis resté toute la nuit à les observer, à essayer d’écouter.
10 ans. Comme tous les ans, j’attends avec impatience Noël. J’attends mes cadeaux commandés au Père Noël. L’excitation est à son comble. Je ne peux pas m’imaginer un seul instant que certains ne puissent pas fêter Noël.
11 ans. « En quoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres? » Cette nuit, est l’histoire d’une conversation entre un père et ses 4 fils, ils ont chacun une question, et le père a une réponse pour chacun d’entre eux. Être Juif, c’est être un fils qui reçoit, et devenir un père qui transmet. C’est l’histoire de Pessah.
11 ans. On va fêter Pâques. Mes parents ont caché les chocolats un peu partout. Pâques? bah c’est quand Jésus a ressuscité… Y a autre chose? Je n’en sais rien…
12 ans. On est dans la cour de récréation du « Heder » (école orthodoxe pour garçons). Il a lavé son ballon parce que je l’avais touché… En découvrant que la méchanceté n’a pas de religion, je commence à perdre quelque chose. Mon innocence.
12 ans. Je rentre au collège… catholique et bourgeois. J’arrive le premier jour. Un gamin dans un coin de la cour fait un salut nazi en disant « Heil Hitler ». J’ai comme un mauvais pressentiment.
13 ans. Bar Mitzvah. À partir de maintenant, je suis considéré comme capable, capable de porter la responsabilité de la Torah et des Mitsvot. Un chapeau est soudainement apparu sur ma tête, et des poils de barbe commencent à pousser.
14 ans. Je crois que je peux écrire un dictionnaire des insultes antisémites : « Sale Youpin », « On t’a gardé une place dans le cendrier », «On va te juifer »… juifer… Je ne sais pas encore aujourd’hui ce que ça veut dire, mais je sens que pour eux, c’est pas cool. Ça va durer quelques années…
14 ans. « Tu vois mon fils? C’est le lieu ou Yisthak est mort, puis ressuscité*. Cet endroit définit le peuple Juif. Il est impossible. Il aurait dû être entièrement détruit depuis longtemps, comme nous. Mais il est toujours là, comme nous », on est à Jérusalem, au Mur des Lamentations, ici tous les visiteurs ont un point commun, ils sont entendus.
* Pirké de Rabbi Elyezer
16 ans. Je suis athée. C’est plus simple. J’entends la porte parole de l’armée israélienne qui dit que Tsahal est l’armée de tout le peuple juif. Je me dis que je lui ai rien demandé… Israël ? Je ne comprends pas pourquoi il a fallu ce pays. Tous les clichés sur Israël me semblent être des évidences… et pourtant au fond de moi, je veux y aller. Mais comment… le chemin est trop long et impossible.
17 ans. J’ai enlevé mon Chapeau, mes Péyotes, ma Kippa a rétréci, et mes Tsitsit ont disparu. Il y a encore quelques semaines, j’étudiais à la Yeshiva. « Il y a écrit quoi en haut? » la dame me répond. Petit à petit, j’apprends à lire le Français, en demandant aux gens dans la rue ce qu’il y a écrit sur les panneaux publicitaires.
18 ans. Je rentre en fac d’Histoire. Je comprends qu’il n’y a pas que des cathos de droite qui peuvent être antisémites… Je comprends qu’on peut aussi être de gauche et antisémite. Je vois ces clichés. J’entends « j’ai rien contre les Juifs, j’ai plein d’amis juifs »…
18 ans. Je suis Mécanicien-Auto, Bijoutier, Pizzaïolo, Traiteur, Livreur, Serveur. Je suis … Qui suis-je? J’ai découvert sur ma carte d’identité, mon deuxième prénom, Gregory. Je suis agent de Voyage, deux tours viennent de s’effondrer, et tous mes projets avec…
20 ans. J’ai décidé que ce ne sont pas les antisémites qui me dicteront ma manière d’être juif. Je découvre Levinas. Je vois ma vie en France… ou aux États-Unis. Israël ? Si proche et pourtant si loin… ça ne restera qu’un rêve.
19 ans. « Tu veux que je t’aide ? Alors ne me mens pas … Raconte-moi ! » Je lui raconte… Silence… Cette rencontre a changé ma vie. Quelque temps plus tard, j’entre dans l’école de Communication dont elle est la directrice… Mais au fait, c’est quoi la « Communication » ?
21 ans. J’entre pour la première fois de ma vie dans une synagogue. Je discute avec le rabbin qui ne semble pas comprendre mieux que moi ce que je viens faire ici. Je crois qu’il a peur de me bousculer.
21 ans. « Les gens ne se souviendront pas de ce que tu leur dis, ils se souviendront de la sensation que tu leur as procuré quand tu l’as dit. C’est ça la communication », loin de ma Yeshiva, je suis Greg’, créatif dans une grande agence de Com’. J’amène les idées, qui sont sur les panneaux sur lesquels, quelques années plus tôt, j’apprenais à lire.
22 ans. Je vais célébrer mon premier Hanouka. Noël me semble presque triste à côté. Un jour contre huit jours… La comparaison est déséquilibrée. Fêter Noël me paraît presque démodé… entre la mode et l’éternel, un choix se profile.
23 ans. Entre nous, les regards suffisent à faire parler les silences… Les mots sont inutiles. Puis, ça fait quoi si elle n’est pas Juive ? Moi, le suis-je encore ?
23 ans. Je vais faire mon premier vrai Seder de Pessah. Je galère à tout lire, à tout comprendre… « Et dans quel ordre on commence? Et pourquoi j’ai l’impression que ça change d’un Seder à l’autre ? » Pas facile d’être juif.
24 ans. Si auparavant tout était interdit, maintenant tout est permis. La seule limite qui existe, c’est moi. Et je ne crois absolument plus en rien. Il est écrit que D. est assis là-haut, au ciel, et qu’il rigole*. Ici en bas, moi aussi je me marre bien !
* Tehilim
26 ans. Je vais pour la première fois en Israël. Pour la première fois de ma vie, je me sens bien. Je peux être moi-même.
25 ans. « Tu te souviens du Rabbi ? Tu crois qu’il te sourirait encore s’il te voyait aujourd’hui ? » Je l’ai croisé par hasard dans la rue, mon ami d’enfance Mendy, on boit un café, on discute.
27 ans. Je me fais circoncire. Je choisis Israël comme nom hébreu. Je m’entends dire au travail « Votre problème, à vous les Juifs, c’est que vous êtes psychologiquement faibles». Apparemment le fait de se souvenir de la Shoah lui semble insupportable…
26 ans. « Lehman Brothers, c’est des Juifs, Bernard Madoff, c’est un Juif, Opération Plomb Durci, c’est des Juifs. Le monde va mal à cause de vous ». En une phrase tout a changé. Je ne me marre plus. Mais je commence à comprendre pourquoi vu d’en haut D. rigole.
30 ans. Je me marie à la synagogue de la rue Copernic. Je ne pensais pas me marier un jour.
27 ans. C’est l’histoire d’Alexandre le Grand, qui se prosterne devant Shimon Atsadik, un homme qui affirme et qui invite à la conversation. Je redécouvre la beauté de notre héritage, que je croyais tant connaître, la Torah. C’est l’histoire du Talmud qui discute avec la Philosophie. C’est l’histoire de l’intelligence Juive.
32 ans. Je monte en Israël avec ma femme et ma fille. Je prends un nouveau nom. Je reprends ce que je n’avais pas eu. J’entends certains reproches. « Je me sens trahi que tu changes de nom »… Tant pis.
28 ans. Je suis à Tel-Aviv. Je fais mes courses, j’entends une sirène dehors, un soldat se met au garde à vous… Silence… Pourquoi suis-je ému? En quoi ça me concerne ? On l’a tous en commun ici, c’est le jour du souvenir. Le jour où on se souvient du passé, au présent, Yom Hazikaron. Je crois que quelque chose a changé en moi, je suis devenu israélien.
34 ans. Je me re-marie avec ma femme dans une synagogue orthodoxe. Nous sommes en petit comité, il y a tout juste Minyan. La rabbanit qui a donné les cours de conversions à ma femme, son mari rabbin, et le rav David ben Nissan…. deux rabbins pour un si petit mariage, ça fait 20% de rabbins parmi les hommes. Notre fille est là, ma femme est enceinte de notre fils.
29 ans. « Tu as bien fait de partir, l’avenir des Juifs est là-bas, pas ici » c’est l’une des dernières phrases qu’il m’ait dit. Quelque temps plus tard, lui aussi est parti. Je l’aimais tant mon Grand-père.
Israel et Nissim: 35 ans et 30 ans. Avant j’étais Juif de part ma naissance. Aujourd’hui, je suis Juif, parce qu’au plus profond de moi, j’ai choisi, Juif ou rien!
Nissim Sellam & Israel Tavor
(197)