J’arrivais en Israël le 21 juillet 2012, à Be’er Sheva, dans le quartier le plus laid et dégradé de la ville. A quelques mètres de mon appartement se trouvait un gigantesque cratère : personne n’a jamais su me dire à quoi il était dû. La rue était sale, l’aridité épuisante, le soleil brûlant… Mes parents m’ont laissée là, dans ce nouvel appartement déjà habité par de parfaits inconnus et une minute plus tard, je m’effondrais en larmes. Dans quel balagan étais-je donc tombée ?
Pourtant ce même jour, un ami israélien est venu me rendre visite, et m’a dit ces quelques mots qui m’ont marquée : « Welcome to Freedom ! ». J’ai souri, mais je n’avais pas vraiment compris. Je me suis dit qu’il était fou. C’était donc ça la « liberté » ? Vivre dans un pays dont je ne comprenais ni la langue, ni les mœurs ? Avec des monceaux d’ordures et des chats anorexiques au coin de ma rue ?
J’ai mis du temps à comprendre le sens de cette phrase, mais aujourd’hui je crois pouvoir l’expliquer.
Arriver en Israël pour un Juif ce n’est pas forcément être libre, mais c’est se libérer de certains poids.
Le poids d’être « l’ami Juif », le poids d’être l’ambassadeur d’Israël à l’étranger, le poids des regards que l’on te porte lorsque tu as une kippa sur la tête, le poids de ces blagues sur la Shoah qui ne t’amusent pas, le poids de devoir demander à tes amis lorsqu’ils te reçoivent de faire un plat végétarien, ou encore à chaque commande au restaurant : « c’est bien sans jambon ? »…
Theodore Herzl, fondateur du sionisme politique moderne, l’avait bien compris. Il confiait dans son journal du 14 juin 1895, qu’Israël, ce pays qu’il imaginait déjà serait « le pays où nous pourrons nous permettre d’avoir le nez crochu, la barbe noire ou rousse, et les jambes torses sans être pour cela méprisables. Ou nous pourrons enfin vivre libre et mourir en paix, sur un sol qui nous appartiendra ». Et c’est exactement de ces poids-là dont je parle. En effet, lorsqu’un Juif fait son Alya il fait tomber ces poids parce qu’en Israël, les Juifs ne sont plus une minorité. Et finalement, c’est plaisant de faire partie du groupe majoritaire.
Ici, un Juif n’a pas à cacher son nom.
Ici, la nourriture est casher, nous n’avons pas à réfléchir à ce que nous mangeons.
Ici, nous n’avons pas à cacher notre kippa sous une casquette ou notre maguen david dans notre tee-shirt.
Ici, une armée nationale et de masse nous protège.
Ici, nous appartenons à une entité plus grande que le simple cercle de notre famille ou de notre communauté.
Ici, un Juif se retrouve dans les noms de rues, les jours fériés et l’histoire, l’identité et la culture (bien que les cultures juive et israélienne soient d’une richesse et d’une diversité très complexes… mais ceci est une autre histoire).
En fait être Juif en Israël, c’est surtout être libre d’être ce que l’on veut ! Toutefois cette liberté demande des concessions.
Faire tomber ces poids, implique de devoir en porter de nouveaux.
Tout d’abord, si en arrivant en Israël nous ne sommes plus « le juif » d’un autre, nous resterons « un autre » pour nos compatriotes.
Je m’explique. Si la majorité en Israël est une majorité juive, la différence se fait ailleurs.
Les clivages au sein de la communauté juive en Israël sont nombreux, et s’articulent autour de plusieurs axes :
- Ton degré de religiosité : laïque, réformé, traditionnaliste, religieux, ultra-orthodoxe, habad ou breslavi…
- Ton appartenance ethnique : séfarade, ashkénaze, falasha, mizrahi…
- Ta position face au conflit israélo-palestinien : et cela oscille entre deux extrêmes, de la gauche la plus antisioniste à la droite la plus radicale.
- Ton pays d’origine (pour les Olim) : américain, français, russe, uruguayen, éthiopien, canadien, allemand et j’en passe.
Bref, si vous quittez la France pour ne plus être « le juif » de quelqu’un, soyez bien conscients qu’en Israël, vous serez toujours l’autre de quelqu’un.
Vous le comprenez donc, la vie en Israël n’est pas toute rose non plus. D’ailleurs, Ben Gurion avait déjà prévenu dans ses mémoires : « Ceux qui s’apprêtent à partir pour Erets Israël et qui pensent à un pays romantique, à son avenir, aux souvenirs de son passé et à son antiquité fascinante, s’éloignent du pays réel avec la dureté de sa vie quotidienne ».
C’est pourquoi vivre en Israël doit être un choix de vie et non une fuite.
Il faut aimer la hutspa israélienne, accepter le climat et les conditions socio-économiques.
Il faut accepter de faire partie d’un pays relativement seul face à l’adversité.
Il faut accepter de remettre ses normes et ses codes en question, après vingt, trente, quarante ans de vie en France.
Il faut être prêt à apprendre une nouvelle langue.
Il faut renoncer à certaines belles choses que nous avions aussi en galout : la pâtisserie (non mais la vraie : les rugelach ne sont pas une pâtisserie !), les jolies fringues, le bon fromage et le bon vin bordelais, la politesse, le vouvoiement, nos jolis paysages européens, l’architecture française, la pluie (de temps à autres, cela me manque, je le confesse), l’ambiance de Noël qui anime les rues et réchauffe les cœurs en décembre même si nous ne célébrons pas cette fête, la romance à la française, l’élégance et le chic parisien, un salaire minimum bien supérieur au salaire minimum israélien, un système de sécurité sociale efficace, les bonnes manières…
Ainsi, si vous êtes prêts à abandonner ces choses-là en connaissance de cause, si ce choix est réfléchi et conscient, alors ce sera une belle Alya, car une Alya pour être réussie doit être pensée et préparée !
Et ce n’est pas tout. Israël est un pays dans lequel il ne fait pas toujours bon y vivre : il y a des guerres, des morts, des alarmes, des roquettes, des attentats, une peur présente, des tabous, des problèmes sociétaux qui s’aggravent, un racisme bien ancré dans la société, des fossés entre certaines strates de la population qui se creusent, des tensions religieuses grandissantes. Ce sont des problèmes graves, que nous ne sommes pas tous prêts à encaisser.
De plus, l’intégration pour un Français n’est pas forcément facile au début, c’est pourquoi l’Alya doit être un choix de raison.
Avant de me faire lapider, je félicite évidemment l’énorme travail de nombreuses agences qui promeuvent l’Alya, qui aident à l’intégration des Juifs en Israël, qui leur apportent un soutien tant financier que moral ou social.
Toutefois, je ne peux m’empêcher de grincer des dents quand celles-ci ne montrent que la partie émergée de l’iceberg ; La belle Alya.
Parce qu’il faut le dire, pour certains, l’Alya est difficile, et après quelques mois ou années il y’en a même qui rentrent, une main devant, une main derrière.
Puis, il ne faut pas se leurrer. Même après des années de vie en Israël, nous garderons cette petite partie de France au fond de nous. Car le français est la langue dans laquelle nous avons appris à penser, à rêver, à se disputer, à aimer. Nous garderons à vie ce petit accent qui s’atténuera avec les années (et encore !), nous serons toujours fiers de clamer que nous avons grandi à « Pariz » ou sur la « French Riviera, kehilou Monaco veze… ».
Néanmoins, si nous resterons des franco-israéliens, nos enfants eux, seront de vrais petits israéliens : ils iront à l’école en Israël, ils parleront l’hébreu mieux que nous et nous corrigerons, ils iront à l’armée et tout ce qui s’en suit, et finalement c’est peut-être cela que l’on recherche aussi en faisant l’Alya : garantir à nos progénitures un avenir en Israël.
Enfin, je crois profondément qu’Israël doit être l’Etat pour les Juifs qui le veulent. A la différence des derniers siècles, il existe aujourd’hui un endroit où aller lorsque que nous sommes menacés. Nous trouverons une nouvelle maison, un refuge et la sécurité en Israël, lorsqu’auparavant, le Juif était condamné à errer.
Pour chaque Juif qui ne se sentira plus à sa place dans son pays d’origine, une place lui sera réservée en Israël.
C’est pourquoi Israël sans le droit du retour perdrait sa raison d’être. Mais sur le long terme, peut-être faudra-t-il repenser le modèle car notre petit pays risque de saturer.
D’ailleurs, je ne crois pas que tous les Juifs de la Terre doivent nécessairement faire leur Alya. Tout d’abord parce que les Juifs de diaspora sont cruciaux à la survie d’Israël, mais aussi car c’est cette diaspora qui fait la beauté et la richesse de l’identité juive en 2015.
En somme, faire son Alya c’est se libérer de certains poids pour accepter d’en porter d’autres, que l’on a cependant choisi. Ainsi, à tous les Olim ou futurs Olim : « Welcome to Freedom » !
Et à tous ceux qui choisissent de rester en France ou en Galout, je vous dis « merci ». Car je sais les poids que vous portez, je sais le travail que vous faites pour soutenir Israël et représenter Israël en France comme ailleurs, je connais vos combats, je sais aussi que vous vous sentez bien en France, et je vous comprends. Car nous pouvons être fiers d’être des Français Juifs, héritiers d’une longue tradition juive en France, d’une longue histoire, d’une culture bien à part.
Je vous remercie de continuer à porter la belle culture des Juifs de diaspora. N’écoutez pas ces coreligionnaires fermés qui considèrent que vous êtes un vendu parce que vous êtes toujours en France, qui passent leur temps à vous plaindre et à cracher sur la France qui les a bercés. N’ayons ni peur, ni honte de notre double identité car c’est ce qui fait la beauté, la richesse et la spécificité de notre culture en France, et en Israël.
Personnellement, quel choix j’ai fait ? J’ai choisi de me libérer de mes poids pour en porter d’autres, à l’unisson avec la société israélienne. Lâcheté ? Paresse ? Faiblesse ? ou force ? Je ne sais pas, mais peu importe car c’est un choix qui me comble de bonheur, je suis fière de porter en Israël les couleurs de la France et de la République. Je suis heureuse d’avoir trouvé ma place en tant que personne dans un pays qui me ressemble, me fascine et me surprend un peu plus chaque jour (même si je dois l’avouer, y’a des jours où je massacrerai ce p***** de chauffeur de bus qui fait exprès de partir alors qu’il me voit courir à m’en arracher les poumons…).
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