Eté 2005. Il fait chaud sur la Tayelet d’Eilat. A l’aise dans tes nouvelles Havainas, tu t’apprêtes à aller te faire tresser les cheveux pour avoir l’air cool le jour de la rentrée.
En passant devant le Burger King, tu le croises; Le beau, le grand, le puissant, le Soldat de Tsahal qui du haut de ses 18 ans fait trembler d’admiration, ton corps de pré-pubère.
C’est à peu près comme ça qu’ a commencé le fantasme de l’israélien.
Ce bel éphèbe, débordant de virilité dans ses tenues vert kaki, son M16 sous le bras, prêt à défendre la vie de ce pays que tu aimes tant.
Et nous y voilà, 11 ans plus tard.
Le soldat n’est plus à l’ordre du jour (différence d’âge oblige) mais la névrose est bien ancrée.
Son sourire est toujours aussi craquant, son regard un peu plus déconcertant.
Et la grande différence avec 2005, c’est qu’aujourd’hui, le valentin est accessible en deux coups de cuillères à swipes.
Alors une fois que tu le trouves, le bon, tu te noies dans ses yeux des heures durant ; tu pratiques méticuleusement ton hébreu ; tu t’ouvres aux subtilités de la musique mezrahi, tu découvres que la shakshouka, tu peux aussi la faire seule chez toi (en fait de shakshouka, je précise que je ne me suis toujours pas soignée) ; et tu parles politique et situation des juifs d’Europe avec force et passion des heures durant…
Et pourtant…
Le fantasme devenu réalité, tu ne peux t’empêcher d’avoir un sacré pincement au cœur quand tu réalises que ce gap culturel, s’il est certain qu’à sa manière il vous rapproche, n’en demeure pas moins un gap.
Et il y a ces petits riens, complètement vains, dont tu ne pourras jamais parler avec ton mec.
Cette liste, de choses que tu ne feras pas, que tu ne feras plus, ou que tu feras, mais qu’il ne comprendra pas :
- Vivre la chanson française :
- parler d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaitre, à capella, en fin de soirée ;
- fredonner du Cabrel, et dire que c’est joli, sans avoir à traduire « I love her to death», parce que « I love her to death », bordel, c’est vraiment pas pareil ;
- écumer la discographie de Balavoine à fond dans la voiture sans que ton mec te regarde avec effroi en te demandant si tu essayes d’ameuter tous les chiens de Tel-Aviv par ultrason ;
- dire à ton mec que c’est très bien qu’il – comme tous les israéliens – connaisse(nt) par cœur le refrain des Champs-Elysées mais que Joe Dassin, c’est surtout l’été Indien (et que dire à une femme qu’elle ressemble à une aquarelle de Marie Laurencin, c’est quand même plus sympa que d’essayer de la choper après un après-midi guitare à la main dans un sous-sol glauque de la pire rue de Paris);
- citer Goldman, tout simplement.
- Jouer avec les mots :
- filer la métaphore ;
- faire danser les assonances et vibrer les allitérations ;
- se demander si c’est un oxymore ou un pléonasme ;
- ressentir une certaine fierté lorsque, alors que tu te demandes si tu dois accorder après l’auxiliaire avoir, tu te souviens que la réponse à ta question se situé au même endroit que le COD ;
- mettre au féminin en faisant plus que de changer une lettre.
- Vivre en répliques :
- lorsqu’il te dit «Eize Keif », demander que faire si la brigade du keif elle passe ;
- faire une lessive main et mimer Elie Kakou lorsque « tu rrrinces, tu rrrrrinces, tu rrrrrinces… » ;
- regarder « Le père Noel est une ordure » le 25 décembre ;
- agiter une cigarette en disant « manananight les gars, manananight » ;
- se faire proposer du Whisky et n’en demander qu’un doigt.
- Perpétuer les Expressions
- revendiquer ne pas pouvoir « être au four et au moulin » ;
- débattre l’orthographe d’« au temps pour moi » ;
- ne plus savoir ce qui se passe lorsque « rouge sur blanc » ;
- parce qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras ;
- avoir très envie d’affirmer que « pierre qui roule n’amasse pas mousse », comme ça, sans raison.
- Les références des années 90
- rencontrer une fille qui s’appelle Melissa (si si, ça peut arriver ici aussi) et faire retentir l’air des Minikeums ;
- se tromper d’une consonne dans la prononciation d’un mot, et chanter le refrain de mo-mo-mo-motus ;
- le regarder jouer à Pokemon Go (ça aussi, ça peut arriver) et vouloir lui dire avec conviction « un jour je serai le meilleur dresseur… » ;
- réciter les répliques de Disney;
- et évoquer les souvenirs de pogs, de billes et de couilles de mammouth (les bonbons, hein) (au cas où il y aurait eu un doute).
J’en passe beaucoup, j’en oublie sûrement.
Je vous rassure, la frustration passe vite, car finalement, pour se déhancher sur du Céline, il y a toujours les copines.
Et la frustration s’arrête même complètement lorsque je me souviens que ces petits riens, ce sera un jour à moi de les transmettre.
Et quand je pense à la génération qui nous attend, je souris.
Cette génération d’enfants d’Israël qui trempera ses bambas dans le camembert, qui dansera le souvenir des amants de Saint-Jean dans les ruelles de Yaffo, qui lira « la promesse de l’aube » de droite à gauche et qui saura conjuguer le verbe aimer au plus-que-parfait.
Je me dis que c’est sans doute cette génération là, qui nous sauvera.